Carola Fiocco - Gherardi Gabriella. In Sèvres, revue de la société des amis du musée national de céramique, n. 9, 2000, pp. 20-25
La splendide coupe de Sèvres (fig. 1),
présentée par M.me A. Fay-
Hallé au colloque de Gubbio
de l'automne 1998, à
la fin de l'exposition sur le
Maestro Giorgio
Andreoli, est
tombée bien à propos au cceur
d'une querelle animée
entre spécialistes, et a
orienté une grande part des
choix et l'esprit mème de
l'exposition.
En définitive, il
s'agit de définir le ròle
et l'importance de l'atelier Andreoli dans le milieu des céramistes du duché d'Urbino (dont Gubbio faisait partie)
spécialement en ce qui concerne le geme plus recherché, la peinture d'histoire sur majolique, appelée dans un terme de la Renaissance
Istoriato, et les relations qui liaient Maestro Giorgio aux peintres urbinates dédiés à ce geme, dont les ceuvres
présentent souvent le lustre rouge, dont il avait la quasi exc1usivité (le lustre est un glacis métallisé, irisé, à base de sel d'argent et de cuivre, qui devait ètre appliqué
sur la surface de la céramique déjà décorée et cuite gràce à une troisième cuisson à basse température et en atmosphère réductrice, conférant un éc1at de métal précieux).
Un temps, on eut tendance à résoudre la question avec l'hypothèse rapide que les majoliques historiées étaient peintes etuites ailleurs, à Urbino ou à Casteldurante, et ensuite envoyées à Gubbio pour l'application du lustre, moyennant une troisième cuisson à basse température et dans un four à moufle. Les céramiques étaient soumises à des déplacements et à des expéditions, spécialement à but commercial, et par conséquent l'opération ne présentait guère de difficulté. L'atelier de Giorgio devait ètre ainsi réduit à une fonction accessoire, complémentaire, en dehors de la production courante. C'est ainsi que l'on interprétait la fameuse signature M. Giorgio finì de maiolica (Maestro Giorgio compléta avec le lustre) sur un plat du Museo Civico Medievale de Bologne avec la Présentation de la Vierge au. Temple, daté de 1532, qui a donné lieu à des évaluations plus disparates, puisque certains l'interprétaient dans un sens restrictif (Giorgio appliqua exc1usivement le lustre, alors que tout le reste du décor fut exécuté à Urbino, probablement dans l'atelier de Nicola), tandis que cela pouvait simplement indiquer que le lustre était considéré l'apport le plus important de l'atelier, lequel se devait d'ètre spécialement mentionné.
Toutefois il est désormais
acquis, sur la base de documents et
d'inscriptions sur les objet,
que l'on y exécuta au
contraire des scènes
historiées de
qualité, mème par des
artistes venant de Casteldurante et
d'Urbino, lesquels
résidaient à Gubbio pour un
certain temps.
Giovanni Luca da
Castel durante, en
1525, s'engage à
demeurer chez Giorgio pour la durée
d'un an dans le but
spécifié de peindre des
scènes pour lui (et dans le
contrat est précisé qu'il ne doit
pas s'éloigner - non deve
allontarsi -), alors
qu'auparavant, aux
alentours des siècle, mais continue encore par la
suite, quand ce geme atteint, à Urbino,
son àge d'or.
Comme le démontrent .les
deux plats attribué à Francesco Urbini, peintre de majoliques
urbinates, sur le revers desquels l'inscription I(n) Gubio
est tracée au bleu de cobalt et, de mème que pour le plat du
Petit Palais a été cuite au grand feu avec le reste du décor. Les
deux plats, qui appartiennent respectivement aux collections du musée Boymans van Beuningen
de Rotterdam et Doria Pamphilj, représentant la Naissance
d'Esculape et l'Enlèvement
d'E, sont datés de 1534, et démontrent que les
peintres de majoliques d'Urbino se rendaient pour travailler auprès
de Giorgio à Gubbio encore dans les années
trente du siècle. Et selon nous, le mème Francesco
Xanto Avelli avait travaillé à Gubbio vers
1528-1529, lorsqu'il exécuta quelques scènes historiées
dans lesquelles les zones lustrées sont
définies avec une très grand précision, et font partie intégrante
du décor. Il suffit de penser à la
coupe du Museo internazionale delle ceramiche de Faenza
avec la scène
d'Isaac, Esau et Jacob, datée
de 1529, exécutée par
Avelli, mais
signée à
lustre par M. Giorgio (2):
le sol y est entièrement
délimité par des bandes à
lustre rouge qui la traverse
et simulent les incrustations
de marbre. En
éliminant le lustre, il ne
reste qu'une zone blanche
incongrue témoignant que le
décorateur et le lustreur
devaient travailler coude à
coude.
Ensuite, lorsqu'après les
années trente Avelli se
fut établi à Urbino, il est
significatif que
justement ses eeuvres et celles
de son entourage
continuent à ètre celles
sur lesquelles le plus
souvent est appliqué le lustre, en
poursuivant une habitude
antérieure qui était née de ces
relations spécifiques.
Donc l'atelier Andreoli doit ètre considéré comme une entreprise à part entière, qui attirait les ouvriers de l'extérieur, et qui avait un volume de commandes important. Comme l'indiquent le progressif enrichissement de Giorgio, les contrats qui le lient, les acquisitions de maisons, de troupeaux et de terrains (3). Le fait mème que nous soyons en face de l'un des rares ateliers qui presque toujours apposent un sigle de reconnaissance sur le revers de leurs propres pièces, ou du moins de celles à lustre qui constituaient leur vrai prestige, démontre la volonté de se faire reconnaitre et de valoriser leur propre spécificité. Les relations que Giorgio entretenait avec la capitale du duché étaient multiple s, et ne concernaient pas seulement la céramique, mais aussi de tous autres genres d'affaires. Nous savons que son fils Vincenzo, en 1538, avait pignon sur rue à Urbino, et en avait acquis la citoyenneté (4), avant de rentrer définitivement à Gubbio en 1547 pour gérer avec son frère l'atelier paternel du fait de la retraite de Giorgio, alors d'un àge avancé. Tout cela démontre à quel point il est opportun de bien prendre en considération les liens étroits entre Gubbio et Urbino, les échanges continuels et le sentiment d'appartenance à une seule entité politique, spécialement à l'époque où le duché était gouverné par des personnages éminents et centralisateurs comme Francesco Maria della Rovere et son fils Guidobaldo II.
Il est naturel que Giorgio, prudent et prévoyant comme il s'est toujours montré, ait cultivé dès le début des intérèts dans la capitale, où il cherche l'espace pour élargir son propre marché, et ainsi son activité. Ce n'est pas par hasard qu'a lieu le transfert de Vincenzo, mais il représente probablement l'achèvement de tout un réseau de relations, d'intérèts et de contrats dont seulement une partie a fait surface dans des recherches d'archives.
Sa présence apparait liée à un
nombreux groupe de céramiques
historiées enrichies de lustre
rouge typique de Gubbio mais
dans la majorité avec
l'inscription N (supposé
monogramme de Vincenzo), qui
reviennent en grande
partie à Francesco Xanto Avelli,
peintre de scènes
historiées, et à son
cercle, et sur lesquelles est
toutefois clairement indiqué qu'elles
furent exécutées à Urbino.
Peut-ètre qu'il
n'était pas besoin
d'envoyer les pièces jusqu'à Gubbio
pour les faire lustrer, et ceci
ouvre la voie à tout un filon de
recherches d'un extrème
intérèt. Toutefois la
coupe de Sèvres ne nous mène pas
dans cette direction. Elle est orientée
décidément vers
l'atelier de Maestro Giorgio à
Gubbio et à la présence possible,
auprès de lui,
d'excellents maitres
de formation urbinate. Il ne peut y
avoir de doute, en fait,
que la coupe ait été
exécutée à Gubbio auprès des
Andreoli, puisque la paroi
externe offre un décor
caractéristique appelé à
palmettes typique de
l'atelier. Il consiste en un motif de
petites palmes classiques,
exécuté en de nombreuses
variations sur fond bleu avec des
touches plus brillantes
de lustre or et rouge, qui
parait avoir soulevé un maximum
d'intérèt entre 1526 et
1528, bien que des exemplaires
plus tardifs se trouvent
jusqu'en 1535 et 1536.
Dans ce laps de temps il
constitue un des motifs les plus
usuels de l'atelier, pour
encadrer les sujets héraldiques ou
allégoriques : nous le
trouvons, par ex empie, sur un
plat du musée de Sèvres avec les armes
de l'alliance Vitelli - Della
Staffa, daté de 1527, partie
d'un service réalisé
pour Nicolò Il, de la famille
des seigneurs de Città di
Castello, qui avait épousé
Gentilina del Staffa (5)(fig. 2).
Le mème motif figure
sur un autre service exécuté
pour les Saracinelli, ancienne
famille d'Orvieto, dont les
armes, caractérisées par un
croissant et un profil de maure,
apparaissent en diverses
variantes sur la majolique dès
le XIlIe siècle
(6) (fig. 3).
Nous le retrouvons enfin sur
une infinie série d'assiettes
de type varié, parmi
lesquelles il y en a une
particulièrement intéressante, toujours à
Sèvres, qui représente en son centre un
putto, les yeux bandé et
attaché (7) (fig. 4),
Eros, qui dans la lutte néo-platonicienne avec Anteros est vaincu et fait prisonnier, mis dans l'impossibilité de nuire. Il représente en effet l'amour charnel, par opposition à l'amour plus noble réservé à Dieu (8).
Les exemples pourraient continuer tant les palmettes sont communes dans la production de Gubbio. De très semblables se trouvent aussi dans celle de Durante, mais jamais avec le lustre. La forme de la coupe aussi, bien que peu fréquente, fait partie de celles de Gubbio (9).
La coupe avec le Jugement de Péiris est donc eugubienne. Celui qui l'a peinte travaillait auprès de Giorgio, et a utilisé pour l'extérieur un motif typique du lieu.
A l'intérieur, la scène
historiée a, au contraire, une
empreinte urbinate. Elle
dérive iconographiquement
de la combinaison
d'une série
d'estampes repérée
seulement en partie.
Si Pàris, en fait, est reconnaissable
dans le protagoniste de la scène analogue gravée à l'atelier de Marcantonio Raimondi, pour les
autres figures, le peintre s'est servi de sources diverses.
Vénus, par exemple, rappelle avec
quelques variantes
l'Amour de la
GIoire
d'Agostino Veneziano (fig. 5),
alors que nous ne saurions pas indiquer
une source pour les deux autres
déesses, qui assistent avec une attitude
irritée à la remise de la
pomme d'or. La façon
de
peindre aurait été,
autrefois, définie
«pelliparesco»,
en relation avec la
personnalité du
peintre Nicola
d'Urbino, identifié de
manière erronée avec Pellipario
(10). Les nus féminins aux menus et délicats
visages c1assiques rentrent en
fait dans la typologie qui lui
est attribuée, mème si,
probablement, ils sont communs
à tout un groupe de
décorateurs qui
s'inspirèrent de lui et qui
constituent, pour
ainsi dire, son cerc1e. Dans le
cas, il ne semble pas que
l'on se trouve en face du
maitre en personne,
mais
d'un peintre qui devait s'ètre formé dans le
mèrne milieu, peut-ètre
à son contact. Ce peintre devait
s'ètre transféré pour une certaine
période à Gubbio, en y apportant
les habitudes décoratives propres à Nicola.
L'anatomie particulière des
figures frappe par les
courbures accentuées de
la hanche et du ventre proéminent
particulièrement soulignées de
nuances qui créent sur
l'une des cuisses une zone
d'ombre. Ce n'est pas
l'anatomie des figures de
Nicola, telle qu'elle
apparait dans les nus du service
Este-Gonzague, qui lui
est attribué avec certitude, mais
celle d'un peintre très
proche. Les visages de face sont
arrondis, ceux de profil ont le
nez qui pointe droit en
continuant la ligne du
front. Les références plus précises
semblent ètre un groupe
d'oeuvres autrefois
attribuées à Nicola, en
particulier une coupe avec la
Compétition
d'Apollon et
Marsyas du Museo Civico
de Pesaro (fig. 6). dans
laquelle la figure
d'Apollon montre les
mèmes traits que la divinité
de la coupe de Sèvres. A la coupe
de Pesaro, on a déjà comparé
précédemment un fragment du
Massacre des
Innocents, de toute
évidence de la mème
main (11).
A celui-ci nous
voudrions ajouter un vase à lustre
à deux anses de la collection
Ciaroni Altomani de Pesaro,
déjà publié par Darcel (12)
et
présenté dans l'exposition
sus-mentionnée de Mastro Giorgio à
Gubbio. Là, le décor
est dominé par deux grandes
figures masculines, disposées
a candeliere - en pendant -, dans lesquelles nous retrouvons l'anatomie des hanches et du ventre proéminent, alors que les visages, d'une exécution raffinée, rappellent de très près ceux des exemples relatifs.
Qui est ce peintre ? Il n'est pas possible de retrouver son nom, et toute tentative de le relier à quelque personnage mentionné dans les documents notariés relatifs à l'atelier de Maestro Giorgio est difficilement soutenable. Il semble plausible, sur la base de fortes analogies stylistiques, de retenir que ce soit la mème personne qui ait peint le célèbre plat avec la Chute de Phaeton du Palazzo des Consuls de Gubbio. Par son acquisition la Commune a commencé son ceuvre de récupération de la mémoire historique du maitre, sans doute un des personnages qui ont fait la gloire de la ville. On peut lui attribuer un important groupe d'ceuvres à lustre, pour lequel nous faisons référence au texte introductif de notre catalogue des majoliques de ce musée (13); les dates vont de 1524 à 1527. Sa formation est clairement urbinate, mais pour la période citée, il se trouve à Gubbio, où il travaille sous la direction de Giorgio. De cette phase, ou des années immédiatement après, on peut probablement dater la coupe de Sèvres. Il est possible que par la suite le peintre soit rentré à Urbino et ait travaillé pour Guido Durantino, patron d'un atelier bien rodé, du fait que sa main parait se reconnaitre dans certains plats du service exécuté en 1535 pour le connétable Anne de Montmorency. En tous cas, comme nous l'avons vu, il devait se trouver à Gubbio lorsqu'il exécuta la coupe, et ceci est indicatif de la facilité avec laquelle les artistes passaient d'un centre à l'autre, et comment déjà les liens avec Giorgio s'étaient établis dans l'entourage de Nicola. Les ceuvres à lustre que l'on peut attribuer sùrernent à Nicola ne sont pas nombreuses. Il y en a toutefois quelques unes, comme le plat avec le Mythe de Psyché, daté de 1531, exceptionnel de qualité (14); et qui sait si Vincenzo Andreoli, en prenant en location, en 1538, l'atelier du maitre à peine décédé, n'ait entendu de cette façon formaliser une collaboration déjà préexistante de quelques années?
Carola FIOCCO et Gabriella GHERARDI
NOTES
1. In Fiocco - G. Gherardi, Mastro Giorgio da Gubbio: una carriera sfongorante, Firenze, Centro Di, 1998, fig. 8, p. 23 et cat. 18, p. 61.
2. Inv. 24938, in Fiocco-Gherardi, cito 1998, cat. 15.
3.Voir un répertoire de la documentation dans C. Fiocco- G. Gherardi, Museo Comunale di Gubbio, ceramiche, Perugia, Electa Editori Umbri Associati, 1995, pp. 225-264.
4. F. Negroni, «Nicolò Pellipario ceramista fantasma », in Notizie da Palazzo Albani, 1, 1985, p. 19.
5. Inv. 2470, 1. Giacomotti. Catalogue des majoliques des musées nationaux, Ed. Musées nationaux, 1974, op. cit., n. 671.
6. Inv. 2470, 1. Giacomotti, , 75.
7. Inv. 2470, 1. Giacomotti, op. cit., n. 680.
8. Voir E. Panofsky, Studies in Iconologia, Torino, Einaudi ed., 1975, chap. IV, «Cupido cieco ».
9. Cf. par exemple deux coupes du Victoria and Albert de Londres, Inv. 502-1865 et 2290-1910, in B. Rackam, Victoria and Albert, Department 01 Ceramics. Catalogue 01 Italian Majolica, Londres 1940, nn. 662 et 686. Cf. aussi celle du Louvre, Inv. OA 7576, in 1. Giacomotti, op. cit., n. 696.
10. Voir F. Negroni, op. cit., 1985, pp. 13-20.
11. G. Alciati, « Un
frammento di Nicola da Urbino con una
Strage degli Innocenti di
rara qualità tecnica », in Ceramic
Antica anno 6, n. 11, Décembre
1996, p. 20.
12. A. Darcel-H.
Delange, Recueil
de [aiences
italiennes des XV',
XVI' et XVII'
siècles, Paris
1869, pl. LXI.
13. Fiocco-Gherardi 1995, cit., pp. 38-40.
14. Repr. in Fiocco-Gherardi 1998, op. cit., fig.10, p.33.